Lorsque Jacquie Sas se met à parler des débuts du Réseau, on a du mal à la suivre. Elle mentionne toutes sortes de dates, d’événements et de gens – dont certains ont quitté depuis longtemps, d’autres sont partis ailleurs et ont atteint la renommée, d’autres encore font toujours partie de l’organisation. Bien des choses ont changé en trente ans, sauf Jacquie, d’une indéfectible constance pendant tout ce temps.

Pour le Réseau, tout a commencé en 1990. Quant à Jacquie, elle a grandi au Pérou, fait des études à Paris et travaillé à l’UNESCO, avant de retourner au Pérou pour y travailler à l’Agence canadienne de développement international et finalement immigrer à Vancouver. À l’époque, elle travaillait pour une compagnie minière. Un ami lui a mentionné une petite annonce dans le journal; le Réseau canadien pour les essais VIH cherchait une personne francophone. Ça la fait rire aujourd’hui, parce qu’elle ne connaissait rien de rien aux essais cliniques à l’époque! »

Jacquie a obtenu le poste et est ainsi devenue l’une des toutes premières employées du Réseau.

« À vrai dire, au début, nous ne savions pas dans quoi nous nous embarquions ni ce que nous faisions. Dans notre bureau, il y avait une table de cuisine et un gros téléphone. C’est tout. »

Le Dr Joel Singer, chef actuel du programme des données et de la méthodologie, a également été l’un des tout premiers employés du Réseau. Il se souvient de l’arrivée de Jacquie. « C’était clairement une personne animée par une grande ‘joie de vivre’ et qui se donnait à fond dans ce qu’elle faisait au travail. Elle était très chaleureuse et a rapidement su tisser des liens avec tous les investigateurs du Réseau. »

Jacquie et Dr Joel Singer

Jusqu’alors, Jacquie connaissait relativement peu de choses sur le VIH/sida, même si plusieurs de ses amis et collègues avaient contracté la maladie et que certains en étaient décédés. Tout ce qu’elle savait, c’est que c’était une maladie mortelle, très lourdement stigmatisée. « N’oubliez pas qu’au début, personne ne dévoilait sa positivité, » explique-t-elle. « Les parents allaient jusqu’à chasser leurs enfants séropositifs de la maison. Ils plaçaient leurs ustensiles à part; les personnes séropositives étaient traitées comme des ‘pestiférées’. C’était terrible. »

Une de ses premières tâches a été de traduire une vidéo en français. La cassette VHS avait été créée pour renseigner les médecins de famille au sujet de la sexualité homosexuelle. C’était tout nouveau pour Jacquie. « Je n’avais aucune idée du sens de certains mots, et j’ai dû appeler AIDS Vancouver pour savoir ce que sont l’anulingus et les ‘golden showers’. Ça a été toute une école. Et je dis à la blague que j’ai passé 31 ans de ma vie littéralement dans les pantalons de parfaits étrangers! »

Le Réseau a accéléré la cadence peu à peu. Il y a eu des discussions et des interventions pour faire connaître l’organisme, ainsi que des journées portes ouvertes dans différentes provinces, toutes organisées par Jacquie. Les patients étaient recrutés par l’intermédiaire de bureaux satellites dans chaque région, mais cela n’a pas été facile, selon Jacquie. « À l’époque, les seules personnes qui manifestaient une certaine ouverture à parler de leur séropositivité étaient les travailleurs du sexe. Je me souviens qu’à Toronto, les membres du Prostitutes’ Safe Sex Project étaient assis autour d’une petite table de conférence. »

C’est néanmoins ce qui a inspiré la création du comité consultatif auprès de la communauté du Réseau en 1993. Selon Jacquie, « il est vite devenu évident que nous devions collaborer plus étroitement. »

Jacquie et le comité consultatif auprès de la communauté (2018)

En repensant à ces débuts, Jacquie se rappelle que c’était avant l’utilisation à grande échelle des courriels et de l’Internet. « Il fallait envoyer à tous les membres d’énormes cartables qui contenaient les projets à vérifier. Et je me souviens d’avoir passé des nuits blanches à retranscrire les comptes rendus verbaux du Dr Donald Zarowny pour le comité responsable de l’examen scientifique afin qu’ils soient prêts le matin. » En plus de cela, Jacquie était chargée de superviser toute la documentation française et la traduction.

À cette époque, les militants du monde entier étaient déjà bien organisés et faisaient pression sur les gouvernements pour la recherche sur de nouveaux traitements et pour leur accessibilité, pour des programmes éducatifs dans les écoles et la lutte contre la discrimination systémique. La Courtepointe commémorative canadienne du sida a été exposée pour la première fois en 1987. La coalition ACT UP a vu le jour la même année. Et en 1991, la première Semaine annuelle de sensibilisation au sida a eu lieu au Canada. Jacquie se souvient de s’être jointe à des collègues chercheurs et militants communautaires lors de marches dans les rues pour réclamer un meilleur accès aux traitements.

Puis, en 1996, la Conférence mondiale sur le sida s’est tenue à Vancouver, avec l’annonce d’un traitement efficace, les antirétroviraux, qui sont rapidement devenus la nouvelle norme de soins. C’était un tournant majeur dans l’épidémie de VIH.

Au Réseau, les réunions semestrielles avaient pris beaucoup d’ampleur. Les compétences en français et la personnalité dynamique de Jacquie l’ont rendue sympathique à tous, et elle a largement contribué à lancer des ponts entre  les différents groupes à l’occasion de ces réunions. Joel et la Dre Sharon Walmsley, codirectrice nationale du Réseau, soulignent aussi tous les deux la grande efficacité de Jacquie à négocier les meilleures ententes avec les hôtels pour obtenir le plus d’avantages possibles.

« Elle était la référence pour les participants de l’extérieur de Vancouver qui ne se voyaient que lors des réunions semestrielles », explique le Dr Aslam Anis, directeur national du Réseau. « Jacquie accueillait tout le monde et elle était la personne sur laquelle ils pouvaient compter; elle a littéralement été le visage du Réseau pendant toutes ces réunions. »

Jacquie et Dre Sylvie Trottier (2005)

Jacquie a ensuite pris en charge le Programme de bourses postdoctorales en 2008, qui s’appelait à l’origine le Programme de bourses d’associés. « Au début, nous avions peut-être deux, trois ou quatre associés, puis peu à peu le programme a grandi »,explique Jacquie.

Pour contribuer à l’expansion du programme, Jacquie a sollicité des sociétés pharmaceutiques et d’autres organismes afin d’obtenir des fonds pour financer de nouvelles bourses. En 2010, le programme a ajouté une bourse internationale. Jacquie a ensuite obtenu un financement pour que les boursiers internationaux puissent participer à la Conférence sur le sida à Durban en 2015 et a organisé un symposium au cours duquel ils ont pu faire une présentation au ministre fédéral de la Santé du Canada.

À ce jour, 174 bourses ont été attribuées à 107 personnes et Jacquie pourrait les nommer presque toutes.

« J’ai le sentiment d’avoir bien servi les boursiers et ils me font confiance. Ils peuvent poser toutes sortes de questions, par exemple, « qu’est-ce que je fais avec ça?, « quelle sera ma carrière? ». Il y en a même une qui m’a demandé si le moment était bien choisi pour avoir un enfant », s’étonne Jacquie.

Jacquie, Dre Marina Klein, Dre Sharon Walmsley, et les boursiers postdoctoraux (2019)

« Jacquie était responsable d’organiser la sélection des candidats, mais surtout de les encadrer, comme s’ils étaient ses enfants, » explique Joel. « Elle le faisait avec beaucoup d’attention et d’amour, ce qui se reflète dans la haute estime que lui vouent les chercheurs du Réseau, qui sont nombreux à être passés par le Programme de bourses. »

La Dre Marina Klein, aujourd’hui codirectrice nationale du Réseau, a été une de ces boursières postdoctorales. « Je l’ai tout de suite trouvée chaleureuse et passionnée pour « son » Programme de bourses et pour les personnes touchées par le VIH. En faisant connaissance avec elle au fil des ans, j’ai découvert un au cœur d’or, au dévouement sans faille pour le Réseau; elle est aussi devenue une irrésistible amie. »

« Jacquie s’est vraiment approprié le Programme car elle s’en sentait responsable, » remarque Aslam. « Elle a fait de ce programme ce qu’il est aujourd’hui, et elle peut en être vraiment fière. C’est tout un accomplissement. »

Sharon ajoute : « Le Programme de bourses postdoctorales est vraiment l’héritage de Jacquie. Par son engagement infatigable envers les boursiers, son ardente défense de leurs intérêts à chaque réunion, l’obtention de sources de financement ou son soutien émotionnel, Jacquie a su leur apporter l’aide nécessaire pour qu’ils deviennent les chercheurs de demain. »

« J’ai du mal à imaginer le Réseau sans elle », conclut Marina. « Jacquie fait partie du Réseau à tous les points de vue depuis si longtemps. Elle a vraiment eu une influence extraordinairement positive sur l’implication de toutes les parties prenantes dans tous les aspects de notre travail. »

Jacquie et les boursiers postdoctoraux (2015)

Lorsqu’on lui demande ce qui lui manquera le plus, Jacquie n’hésite pas à répondre : « Les gens. J’en ai rencontré tellement au fil des ans. Les francophones sont proches de moi parce que nous discutons en français. Je vais m’ennuyer des câlins de Curtis Cooper et de la grande gueule de Jonathan Angel. J’ai adoré les soupers avec les boursiers, avec Marina, Sharon, Aslam, Kristin et Joel. »

La pandémie a retardé ses plans de retraite et ses projets de voyage, mais philosophe comme toujours, Jacquie fait contre mauvaise fortune bon cœur : « Je vais m’acheter une bicyclette électrique et découvrir Vancouver. Maintenant que je n’ai plus d’horaires à suivre, je vais profiter au maximum de l’été et de la vie en général! »

Bonne retraite, Jacquie !

Écrit par :

Elaine Yong